Le digital storytelling, un outil de recherche participatif

Dans le cadre de mon projet de thèse « Grandir connectés… », qui a pour but d’analyser comment les enfants maintiennent et (re)composent leurs liens sociaux à travers leurs pratiques numériques et dans leurs diverses configurations familiales, je suis actuellement en train de mettre en place une méthodologie encore assez peu exploitée en Europe, malgré ses bénéfices maintenant bien connus dans les milieux scientifiques anglo-saxons. Je proposerai aux enfants de participer à un atelier de Digital Storytelling (DST), une pratique innovante en lien avec notre recherche : la parole est donnée à l’enfant par l’utilisation d’outils numériques. Le DST est une méthode imaginée par Joe Lambert, Nina Mullen et Dana Atchley au Centre for Digital Storytelling (renommé le StoryCenter depuis 2015) en Californie dans les années 1990’.  Le DST a été développé dans un mouvement de démocratisation d’accès aux nouvelles technologies et en réaction aux pratiques élitistes, homogénéisantes et marginalisantes des milieux des arts et des multimédias (Lambert, 2009). C’est important pour comprendre que dès ses débuts, la méthode s’est vu pensée comme un outil expressif, rassembleur et relationnel, où l’accès et les connaissances socio-techniques aux technologies deviennent des supports à faire émerger, exister et diffuser la parole de tout un chacun (Lambert, 2009 ; Bissoondath, 2007). Cela permet aux individus « ordinaires » de faire entendre leurs « voix ordinaires » en les transformant de « consommateurs » à « producteurs de médias » (Burgess, 2006). Le DST correspond au processus de création de courtes vidéos auto-produites, des « small- scale stories » (histoire à petites échelles, Hartley, 2008), dans lesquelles les individus articulent des moments-clé de leur vie à travers des compétences multimédiatiques et multimodales (Hull et Katz, 2006). Le modèle de base est élaboré par le StoryCenter (depuis 2015, auparavant nommé le Center for Digital Storytelling) où les participants, lors d’ateliers collectifs animés par des « expert-facilitateurs, apprennent à bâtir une trame narrative à l’histoire qu’ils veulent raconter tout en réalisant les vidéos pour les illustrer (Lambert, 2012). Avec le soutien de Laura Merla, ma directrice de recherche, je suis partie à New York en Avril 2017 pour suivre un workshop de DST. L’expérience fut saisissante de par sa richesse intellectuelle et humaine. Pendant trois jours, j’ai été formé au processus du storytelling, qui m’est apparu comme un réel voyage réflexif, facilité par le fait d’être en groupe, de partager ses expériences individuelles et de s’inspirer de celles des autres. Nous avons tout d’abord pris connaissance des sept étapes à développer pour trouver l’histoire que nous voulons raconter, pour ensuite commencer les différentes approches de l’écriture de notre « script », choisir le storyboarding (les effets visuels et sonores en accord avec notre histoire), et enfin apprendre à manier concrètement le logiciel informatique pour le montage de la vidéo. Au terme de ces trois journées très intenses, nous avons visionné les productions de chaque participant. Ce que j’ai trouvé particulièrement pertinent dans cet exercice est que chaque personne a une histoire à partager, et malgré un dispositif commun, chacun le fait d’une manière singulière et authentique. Les images et la musique, articulées à notre propre voix et à l’histoire racontée offre des informations narratives et symboliques et ce, sur plusieurs niveaux sociologiques (micro-meso-macro). C’est également un processus itératif, qui combine l’art ancestral de raconter des histoires avec les innovations techniques et informatiques de notre temps.

Ici avec Andrea Spagat et Ben Powell, les « experts-facilitateurs » du workshop.. Photos prises par Adam Stoltman

Ces vidéos-témoignages autobiographiques contribuent à mettre en valeur l’histoire de chaque participant, les considérant comme experts de leurs vies mais aussi capables de se mettre en scène sur les plans discursif, audiovisuel et technologique (Truchon, 2016). Le DST, parce qu’il permet une « démocratisation de la parole publique », (Lundby, 2008 ; Hartley et Mc Williams, 200) est utilisé dans de nombreux organismes associatifs (voix des femmes, soldats qui reviennent de la guerre,…) et avec des groupes de personnes « marginalisées », mais également dans le domaine de la santé publique (créer des espaces de parole pour les patients, permettre de réfléchir à l’améliorations des systèmes et techniques de soins de santé,..) et depuis quelques années, son utilisation prolifère dans le champ de l’éducation pour permettre aux participants de développer des compétences (par exemple, Hull, Stornaiulo, Sahni, 2010). Comme la plupart des chercheur.es qui mobilisent le DST dans leurs études, j’envisage le DST aussi bien comme une méthode, que comme une posture de recherche (Truchon, 2016). Une méthode d’abord, puisque sur base de ce que nous venons de développer, nous pensons utiliser cet outil pour favoriser la parole et l’implication de l’enfants. Nous utiliserons au sens « classique » de la technique (ordinateurs, programme informatique, facilitateur,…) mais nous pensons également l’adapter aux conditions et pratiques spécifiques des enfants. C’est-à-dire en mettant en place, avec ceux qui le souhaitent, un DST plus interactif et facile d’accès, sous forme de capsules-vidéos qui seraient filmées par les enfants et directement à partir de leur téléphone personnel. Ils pourraient dès lors se raconter, se mettre en scène, dès qu’ils le souhaitent, dès qu’ils ressentent le besoin de mettre des mots sur un évènement, un sentiment, une réflexion, … De plus, avec les nombreuses applications disponibles aujourd’hui, ils peuvent enrichir ces vidéos de toutes sortes d’effets sonores et visuels qu’il sera aussi, symboliquement, intéressant à prendre en compte. Dans notre axe d’analyse, cela permettra à l’enfant d’être à la fois témoin et acteur de la recherche. Le DST est donc une méthode, une manière de faire, qui permet d’accorder autant d’importance au processus de création qu’aux résultats. Le chercheur peut dépasser « les dimensions interprétatives des vidéos (…) pour s’intéresser également aux contextes et modalités de conception, production, diffusion et réception de ces vidéos-témoignages. Par conséquent, la combinaison « processus-résultats » permet une analyse plus fine des enjeux épistémologiques, méthodologiques et éthiques de l’utilisation du digital storytelling et des environnements sociaux, culturels et politiques au sein duquel il est utilisé par les anthropologues » (Truchon, 2016). C’est également une posture, une manière d’être du chercheur, qui participe « à la co-création de connaissances réciproques fondées sur des réalités et non sur des réalités anticipées et imaginées » et lui permet une approche qui aspire à « déhiarchiser le nous » (Truchon, 2014). Enfin, comme la technique du DST est encore très peu diffusée dans les pays francophones, un des objectifs de ma recherche sera orienter vers une réflexion plus épistémologique de son utilisation. J’aimerais acquérir, au fil de mes avancées empiriques et théoriques, une meilleure compréhension de cet outil dans un contexte de recherche scientifique : comment il peut être opérationnalisé comme dispositif méthodologique, comment analyser les différentes données récoltées, comment peut-il être perçu comme une activité qui génère un nouveau « type de savoir » à propos d’un phénomène étudié et acquérir une certaine légitimité scientifique dans nos milieux académiques. Á suivre… !

Bibliographie :

  • Burgess J.(2006) Hearing Ordinary Voices. Cultural Studies, Vernacular Creativity and Digital Storytelling , Continuum. Journal of Media and Cultural Studies, 2/20, 201-214.
  • Hartley J. et K. McWilliam (dir.) (2009) Story Circle. Digital Storytelling around the World. Oxford : Wiley-Blackwell.
  • Hull G., Stornaiuolo A., Sahni . (2010) Cultural Citizenship and Cosmopolitan Practice: Global Youth Communicate Online, English Education, 4/42, 331-367.
  • Hull GA, Katz M-L. (2006) Crafting an Agentive Self: Case Studies of Digital Storytelling. Research in the Teaching of English, 41, 43-81.
  • Lambert J. (2012), Digital Storytelling: Capturing Lives, Creating Community. Londres, Routledge.
  • Lundby K. (dir.) (2008), Digital Storytelling, Mediatized Stories. Self-Representations in New Media. New York: Peter Lang.
  • Truchon K. (2016), Le Digital Storytelling : pratique de visibilisation et de reconnaissance, méthode et posture de recherche, Anthropologie et Sociétés, 1/40, 125-152.
  • https://www.storycenter.org

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Auteur:

Kristina Papanikolaou

Historienne de formation, j’ai fait un bac en Histoire des Lettres, Sociétés et Civilisation à Saint-Louis (Bruxelles) puis un master en Histoire, sociétés, Économies et Civilisation à l’UCLouvain. Après avoir centré mes travaux de recherche autour des questions de traditions historiographiques et des régimes d’historicités, articulés au storytelling alter-activiste contemporain, je me focalise à présent à la sociologie de la famille par l’entrée des pratiques numériques de ses différents membres, et toujours dans une perspective communicationnelle et symbolique à la lumière du storytelling digital.